J’ai commencé il y a une semaine à collectionner sur le site de mes cours des oeuvres numériques. L’idée était au départ de lister 12 oeuvres pour un étudiant « virtuel » à l’erg, avec le postulat « Si aucune de ces oeuvres ne titillent votre imagination, alors c’est que l’art numérique ne vous intéresse pas ». Ceci pour éviter la méprise récurrente : la plupart des étudiants s’inscrivant en art numérique à l’erg ont une vision biaisée de ce que représentent ceux-ci : mélange vague de PAO et de jeu vidéo, éventuellement saupoudré d’installation à grande échelle (genre building pixel).
Jacques Urbanska, artiste belge, a entrepris sur un de ses blogs un travail de compilation de définitions de l’art numérique. Des artistes, commissaires, quelques chercheurs, pas mal de monde maintenant se demandent ce qu’est l’art numérique. Urbanska y répond d’une manière qui est elle-même quasiment numérique, une compilation de liens, comme un résultat de recherche affinée par une série de tags qualitatifs sur la question. En parcourant ces textes – certains connus, d’autres dont j’ignorais tout – j’ai finalement jugé utile, au moins pour moi-même, d’écrire quelque chose sur le sujet, qui ne peut être que transitoire puisque je ne suis pas encore tout à fait sûr de ce qu’est « ma position ».
Arts numériques à l’erg
Puisque je parle ici en grande partie en tant que professeur de l’erg, je place donc ma définition dans la continuité de l’enseignement de cette école. L’erg s’est construit sur la fiction de « l’artiste en général », chère à Thierry de Duve, qui fut l’un de ses fondateurs. D’après lui, Marcel Duchamp, avec le ready-made, annonce la fin aux catégories des beaux arts (peinture, sculpture), ce qui a pour conséquence que l’artiste prend ses distances avec l’excellence technique qui est le crédo de l’académie, et la définition de son métier en sous-catégorie (« peintre ») pour être désormais « artiste ». La pédagogie d’une école fondée sur cette idée ne peut donc être qu’une école enseignant l’art « en général ». Dans cet ordre d’idée, une option au nom de « art numérique » n’a pas de sens.
Il se trouve pourtant que l’on a pas cessé de nommer les catégories depuis. Matisse est peintre, Serra est sculpteur, et Cory Arcangel fait de l’art numérique. Ces catégories sont donc revenues dans le projet pédagogique de l’erg. Il se trouve qu’elles ont cessé d’être relevantes et qu’un bon nombre d’artistes a cessé de se positionner à l’intérieur des catégories ou sur leurs bordures, pour les traverser, ou plutôt se superposer sur elles, de la même manière que les artistes ne se posent plus dans la continuité d’une filiation mais se superposent sur ces généalogies d’oeuvres et/ou d’artistes, sans les hiérarchiser par des dates. Thierry de Duve soutient dans ses essais que plutôt que de pleurer que l’art devenait n’importe quoi, il fallait se réjouir que n’importe quoi pouvait désormais devenir « art », une liberté sans précédent dans l’histoire de l’art (je devrais ici citer des références précises mais j’écris vite).
L’art numérique est d’ailleurs l’enfant pleinement légitime de l’évolution de l’art moderne. Enfant de l’art conceptuel, il a su détacher la qualité d’un travail de sa matérialité, de sa quantité. Le land art lui a appris à se méfier des galeries, et lui a donné la confiance que, au final, les galeristes et autres intermédiaires sauront comment produire de l’argent avec des oeuvres fussent-elles lointaines, fugaces, immatérielles. Fluxus lui a donné le goût du bricolage et l’humour féroce, le pop celui de se frotter aux produits les plus putassiers de la sous-culture tout en gardant son vernis de haute culture. Le minimal lui a communiqué sa fascination des surfaces lisse et le fini impersonnel de l’industrie.
Il ne pouvait pas, de toutes façons, ne pas y avoir d’art numérique. La culture digitale a rempli notre quotidien et modifié distance géographiques et sociales, l’organisation de la production et la notion même de travail, sans parler du quotidien et de l’intime dont l’art s’est largement nourri depuis les années 90′. Le numérique s’est infiltré dans l’art bien avant que l’ordinateur ne porte ce nom : la peinture au téléphone de László Moholy-Nagy, (1922) en est déjà une application expérimentale, et le texte de Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » en est déjà l’exploration spéculative. Le texte est écrit en 1936, année qui marque l’arrivée de la première génération d’ordinateurs avec la machine de Turing, cela ne peut être un hasard.
Donc, définir un « art numérique », pour les raisons précitées, est inévitable aussi bien que déjà ringard. Nommer les choses est une manière de les apprivoiser, de les faire sienne, de les saisir et les examiner. On peut ensuite décider de les nommer autrement. je soutiens que l’art est le lieu du « et » plutôt que le lieu du « ou ». Une oeuvre d’art peut être une peinture ET un dessin, une autre une performance ET une sculpture, elle peut aussi être de l’art ET pas de l’art. L’art numérique est particulièrement sujet à l’adjonction du « et ». Parce qu’il s’est infiltré dans les catégories traditionnelles, parce qu’il crée de nouveaux hybrides, parce qu’il débarque dans une tradition longue de quelques siècles.
Définition
On peut tenter une définition sur base de celle que de Duve a proposé pour l’art « en général » (sur base de l’urinoir comme nouveau paradigme), en l’appliquant sur l’art numérique « en particulier ».
Pour qu’il y aie « art numérique » il nous faut :
– un « objet »,
– un artiste qui signe l’oeuvre,
– une institution artistique qui valide l’oeuvre en la présentant.
On voit que plusieurs interrogations surgissent immédiatement. Le net-art par exemple, a désiré échapper au monde des objets autant que s’écarter des lieux officiels de l’art. Le « Agatha appears » de 0lia Lialina (1997) est une succession de pages web, d’une matérialité quasi indicible, et de plus fractionnée sur plusieurs serveurs web disséminés un peu partout, de la Russie à la France, ce qui pose des problèmes de conservation certains. Cette oeuvre ne pourra pas être « rapatriée » sur un seul serveur de musée sans se dénaturer. « Agatha appears » nous apporte donc la dématérialisation non seulement de l’oeuvre, mais aussi celle de l’institution. Ce sont des pages wikipedia, des textes sur des sites de musée, des études et mémoires qui seront le lieu de conservation de ce site dont les jours sont comptés. Le phénomène n’est pas nouveau, certes, mais le net art particulièrement s’appuie structurellement sur cette évanescence de l’institution, sa disparition au profit d’un réseau. Un réseau est-il une institution, c’est une question intéressante.
Il y a évidemment des objets physiques identifiables en art numérique, et des lieux identifiés, qu’ils soient « orientés art numérique » ou pas. Mais il n’est pas difficile d’imaginer les difficultés que rencontre un centre comme V2, qui se destine à la conservation des « médias instables ». A cela s’ajoute l’instabilité de l’artiste, puisque nombre d’oeuvres numériques perdent leur auteur, soit noyé dans la masse, soit anonyme, soit disparu. Des oeuvres abandonnées sont présentes sur le net, tout comme le moyen-age nous a laissé des madones sans auteur. Et c’est peut-être cet estompage de l’auteur qui est un des faits les plus saillants : là ou l’artiste moderne trouve des représentants incarnant leur position – Van Gogh et son oreille ne sont pas un hasard : la mutilation donne un corps à Van Gogh l’artiste -, l’artiste numérique est plus flou, utilisant des logiciels, des codes, des collaborateurs, des librairies. La modernité voulait que l’artiste disparaisse derrière son utilité sociale, et ça a été un échec retentissant. L’artiste numérique se floute, ce qui est moins spectaculaire, mais plus juste.
De la même manière que les NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication, comme on les appelait fin des années 90′) sont devenues le TIC, l’art numérique comme catégorie va perdre sa pertinence dans l’avenir. Cependant le terme recouvre des réalités de pratiques : on ne peut mettre Basquiat et le Graffiti Reasearch Lab dans le même sac, car le rapport à la technologie, et ce qu’elle implique comme comportement social, méthode de production, réseau de diffusion, retour critique, publics sensibles sont différents. Et puisque l’art n’est plus un comme on a encore pu le fantasmer pendant la fin de la modernité, séparer les oeuvres par des mots encombrants, datés, inconfortables, continuera a être indispensable. Donc, oui, il existe un art numérique. Et oui, on peut débattre de la question, de ses frontières, de qui est dedans et dehors, du qualificatif et même de sa pertinence. C’est une liberté dont il faut, répétons-le, nous réjouir.
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J’en connais un qui en a marre de travailler avec des infographistes à l’ERG 🙂
Lire ceci à Linz après 2 jours d’Ars electronica donne un beau sens au texte.
Bonjour,
Tout d’abord je voulais vous dire que vous avez une très belle plume et ensuite vous demander par quel biais je pourrais vous joindre et communiquer avec vous sur un projet culturel, une « maison du numérique ».
A bientôt,
JM